Article - La société israélienne après le 7 octobre

Comment les Israéliens vivent-ils l’après 7 octobre, la guerre à Gaza et les violences des colons contre les Palestiniens dans les territoires ? Il faut se rendre en Israël et en Palestine trois mois et demi après le 7 octobre pour essayer d’apporter quelques éléments de réponse à cette question, essayer de comprendre et confronter les analyses étrangères à une réalité plus complexe.

Le 7 octobre 2024, l’attaque terroriste du Hamas provoque une déflagration au sein de la société israélienne. L’État censé protéger sa population sur le territoire israélien a failli à son devoir premier, et les réactions les plus irrationnelles se sont alors manifestées. L’éradication du Hamas, assénée comme un mantra, a provoqué au plus haut niveau de l’État des appels à la guerre à outrance au mieux, un appel au génocide au pire. Est venu s’ajouter le projet de nettoyage ethnique ou une nouvelle Nakba de la population gazaouie, mais cette fois vers l’Égypte. Si cette option fut bien vite enterrée après le refus très affirmé du Maréchal SISSI, elle reste bien présente au sein de la mouvance radicale bien représentée au gouvernement.

La semaine dernière, une convention a regroupé à Jérusalem les dirigeants de Otzma yehudit, les disciples du rabbin Meir Kahana dirigés par le ministre de l’Intérieur Itamar Ben GVIR et les sionistes religieux représentés par le ministre des Finances et des territoires occupés Bezalel SMOTRICH. Des appels à la recolonisation de Gaza et d’un refus de tout accord de cessez-le-feu comprenant la libération des otages furent clairement exprimés.

Une partie de plus en plus large de la population prend conscience de la volonté du gouvernement de faire durer la guerre et se maintenir au pouvoir, empêcher de nouvelles élections et protéger le Premier ministre Benjamin Netanyahou. Ce dernier a dirigé le pays quasiment sans interruption depuis près de 16 ans et sa responsabilité quant au désastre du 7 octobre est de plus en plus éclatante.

La société civile israélienne qui s’était levée en nombre contre le coup d’État judiciaire pendant quarante semaines consécutives tout au long de cette année 2023 a, depuis cette date fatidique, répondu à l’appel d’une union nationale pour la défense du pays. Depuis quelques semaines, elle fait de nouveau entendre sa voix. Apolitiques, ces manifestations sont organisées par les acteurs de la société civile. Une constellation de différents groupes comme « Crime Minister » dirigé par Ishay Hadas, DARKENU qui regroupe près de 400 000 membres, les « frères d’armes » en repli aujourd’hui dans l’attente de la fin des hostilités, Les Drapeaux noirs de Shikma Bressler, « le forum des familles des otages et des personnes disparus » …. et des personnalités comme Orli Barlev. Ils ne partagent pas tous les mêmes mots d’ordre, mais cette diversité reflète la vivacité de la société civile engagée.

Sur la place ADIMA au cœur de Tel-Aviv, ce 3 février, plusieurs milliers de personnes ont clamé leur opposition au gouvernement, appelé au départ de Netanyahou et des extrémistes qui l’entourent et leur exigence de trouver un accord avec le Hamas pour libérer les otages. Des intervenants aussi divers que des parents de personnes tuées le 7 octobre ou d’otages encore prisonniers, des réservistes de retour du front exigeant le départ immédiat de Netanyahou, se succèdent à la tribune. De grands écrans relaient ces prises de paroles devant une foule scandant les mots d’ordre « Libérez-les maintenant, « Netanyahou, quitte le pouvoir maintenant ! », « Netanyahou criminel » …
 
Au même moment, à quelques encablures , devant le siège de l’État-major avenue Kaplan où le Premier ministre est censé chaque semaine participer à une réunion de crise, une foule de plusieurs milliers de personnes manifestent leur colère, exige le départ de Netanyahou et l’arrêt de la guerre, d’autres la fin de l’occupation avec des pancartes : « seule la paix apportera la sécurité, la démocratie et l’occupation ne peuvent coexister, regardez l’occupation dans les yeux, nous n’allons pas mourir pour les colonies, arrêtez les attaques terroristes des colons.... »
 
Enfin, de l’autre côté de ce même bâtiment, les familles d’otages encore détenus témoignent de leurs douleurs et exigent leur libération immédiate. Le sentiment que le temps ne joue pas en leur faveur est perceptible, la peur qu’un certain nombre d’entre eux ne reviennent pas également. Aucune pancarte, un recueillement de rigueur et beaucoup d’émotions partagées à l’écoute des témoignages.

Ces manifestations vont prendre de l’ampleur dans les semaines à venir. Elles vont regrouper davantage d’organisations de la société civile et se structurer. Le retour progressif des réservistes, la mobilisation attendue du mouvement des « frères d’armes » qui n’ont pas encore rejoint le mouvement, la voix de plus en plus forte des familles d’otages, etc. … laissent présager de puissants mouvements sociaux.

L’opposition au gouvernement s’étend pourtant et les citoyens prennent conscience que la société israélienne fait face aux enjeux les plus importants de son histoire récente.

Le sort des otages à Gaza reste le sujet cardinal. Le refus de conclure un accord avec l’adversaire depuis plusieurs semaines, qui met de fait en danger leur survie, les mensonges du premier ministre quant aux objectifs de la guerre en cours, le nombre de soldats tombés à Gaza (plus de 550 à ce jour), la mobilisation des réservistes pendant plus de trois mois et l’intérêt évident de la coalition au pouvoir à poursuivre la guerre provoquent une défiance profonde. Netanyahou est au pouvoir depuis près de 16 ans et il est donc le principal responsable de l’évolution des mentalités de la majorité des citoyens israéliens, de la fragmentation de la société, de l’accélération de la colonisation avec sa cohorte d’exactions, et aujourd’hui de l’arrivée au pouvoir de la frange la plus extrémiste des colons.

Enfin un refus constant de toute perspective de solution de paix avec les Palestiniens.
La majorité des électeurs israéliens souhaite, d’après les sondages, des élections maintenant, mais pour les observateurs il est souvent difficile de comprendre comment le principal responsable des évènements est encore premier ministre.
 
Pour répondre à cette question, il faut revenir au début de ce dernier mandat de Benjamin Netanyahou qui a commencé au mois de décembre 2022. Avant cette date, Il était alors établi que pour voter différemment de son groupe politique, un député devait convaincre deux autres confrères pour faire sécession et exprimer sa différence d’opinion. Netanyahou a, dès le mois de janvier 2023, fait voter une loi exigeant que cette limite soit relevée au tiers du nombre de députés du même groupe, rendant la possibilité de scission beaucoup plus difficile. Le Likoud regroupant 36 députés, il faudrait convaincre 13 des leurs pour qu’ils puissent voter une motion de censure, par exemple, ce qui conduirait à de nouvelles élections. Avec une majorité de quatre députés en plus des 60 nécessaires à l’obtention de la majorité absolue (la Knesset comporte 120 députés), la différence est significative. Il ne suffit donc plus de convaincre 5 députés pour faire tomber le gouvernement, mais 13, ce qui est un défi beaucoup plus important.

Soutenu par son parti et sous l’emprise de partis extrémistes représentant les colons, le Premier ministre Netanyahou peut donc rester au pouvoir jusqu’à la fin de la mandature à moins d’un évènement extérieur qui pourrait conduire à sa chute et à de nouvelles élections.
 
Les forces politiques en présence se composeraient aujourd’hui d’un centre représentant 45% des électeurs, des forces regroupant les radicaux de droite, d’extrême droite et des ultras à environ 30% et la fraction « progressistes » autour de 25%. C’est autour de cette fraction de l’électorat que les organisations dites « progressistes » espèrent élargir leur audience et représenter à terme une alternative.

Un obstacle de taille devra être pris en compte, celui de l’union des sionistes religieux avec les mouvances d’extrême droite de type « Kahanistes » représentées par Itamar ben Gvir au gouvernement, et certains mouvements de colons les plus radicaux. Il est grand temps de limiter leur pouvoir de nuisance et un affrontement avec l’armée israélienne dans le cadre d’une solution politique évoquée plus haut est même sérieusement envisagé, voire considéré comme inéluctable.
 
Quant aux Arabes israéliens, ils restent le plus souvent à l’écart de ces batailles politiques qui ne concernent principalement que les juifs israéliens. Objet de pression et de surveillance permanente, une simple expression sur les réseaux de sympathie pour les victimes de Gaza peut les conduire à une convocation au commissariat au mieux ou à une incarcération dans le pire des cas.
 
La situation des organisations progressistes en Israël comme B’tselem, Breaking the silence, Zorot, Taayoush, Standing together, Yesh Din, qui se battent contre l’occupation et la colonisation est devenue très difficile après le 7 octobre. Les universitaires de renom et des personnalités publiques subissent les menaces des organisations de colons ou des mouvements d’extrême droite.
Le soutien affiché des ministres de l’Intérieur et des Finances aux colons et aux milices d’extrême droite leur confère une totale impunité. Si les Arabes israéliens en sont les premières victimes (un simple soutien aux Gazaouis sous les bombes peut attirer à son auteur ou autrice les foudres de l’administration judiciaires et une incarcération. Le nombre de prisonniers dans les geôles israéliennes a d’ailleurs explosé y compris celui des détentions administratives), les « progressistes » sont considérés comme des traîtres et ils sont pris pour cibles. Les menaces directes ou à l’encontre de leurs familles, (noms et adresses jetées en pâture sur les réseaux sociaux… ) en ont conduit certains à choisir de quitter le pays pour s’établir à l’étranger. Si le nombre d’exactions n’est en rien comparable avec ce qui se passe dans les territoires occupés (où il atteint des sommets), les responsables n’ont fait l’objet d’aucune sanction et ce sentiment d’impunité les incite à poursuivre leurs méfaits et leurs crimes contre les Palestiniens.

Pourtant, depuis quelques semaines, certaines organisations comme Breaking the silence recommencent leurs actions militantes et interviennent, à la demande des Palestiniens ( bergers et habitants des villages), dans les territoires occupés pour témoigner des actions des colons. Les expulsions des habitants des villages, le harcèlement quotidien sont à nouveau documentés au moyen de vidéos et de photos malgré les risques. S’ils restent marginaux au sein de la population israélienne, ces actes courageux méritent d’être soutenus. 
 
 

Après le sort des otages et la manière dont cette crise a été gérée, le facteur économique pèsera à n’en pas douter sur les élections à venir, mais également dans les perspectives qui se dessinent.
 

Les conséquences économiques

Israël doit faire face à de nombreux défis sur le plan économique : la mobilisation de 350 000 réservistes pendant 3 mois qui n’occupent plus les fonctions civiles, les réfugiés internes ou déplacés des villages et kibboutz attaqués le 7 octobre et ceux qui vivent dans le nord du pays. Cela représente près de 100 000 personnes qui bénéficient d’une aide même faible, mais qui ne contribuent plus à l’appareil économique d’avant cette date. Sans compter les 120 000 Palestiniens qui ne traversent plus quotidiennement la frontière pour travailler en Israël. La solution consistant à les remplacer par de la main-d’œuvre étrangère prendra du temps et n’est pas souhaitable. L’arrêt brutal du tourisme pèse énormément sur toute la filière en Israël, mais également dans toute la Palestine.

Le prix de l’immobilier en revanche a contenu depuis 3 mois la baisse à un peu plus de 10%, mais en escomptant une fin du conflit à brève échéance. Pour le secteur de la construction, si les chantiers du bâtiment restent très nombreux sur l’ensemble du territoire israélien, l’impact de la crise ne pourra être estimé que dans quelques mois.

Enfin, la chute brutale des investissements notamment dans la high-tech contribue à assombrir les perspectives à court et moyen terme et l’indice « Risque Pays » s’en est trouvé dégradé.

Les Palestiniens sont encore une fois les premières victimes de ce ralentissement économique. Ceux d’Israël souffrent d’une plus grande discrimination qu’auparavant et certains employeurs ont préféré leur donner congé. La situation la plus préoccupante concerne ceux de Cisjordanie et Jérusalem-Est.

N’ayant plus de travail, ils sont revenus à une économie de troc et des familles de plus en plus nombreuses peinent à se nourrir. Cette dégradation continue de leurs conditions de vie se traduira, si elle devait perdurer, par des réactions de colère et de la violence.
L’autorité palestinienne a déjà réduit les salaires (déjà insuffisants) des fonctionnaires d’un tiers environ et cette décision contribuera à rendre la situation encore plus explosive.

Quant aux filières touristiques (hôtellerie, restaurant, magasins de souvenirs , visites des lieux saints), leurs fréquentations sont réduites à néant. La vieille ville de Jérusalem par exemple est déserte et tous les acteurs souffrent considérablement.

Malgré cette situation économique difficile, le gouvernement a débloqué ces dernières semaines des sommes considérables en faveur des religieux et des colonies en Cisjordanie et laisse délibérément les 100 000 réfugiés intérieurs sans ressource et sans perspectives à moyen terme. Ces prédations sans limites des fonds publics révulsent beaucoup d’Israéliens et ces dérives auraient des conséquences majeures si un vote intervenait dans les prochaines semaines.
 
A l’analyse précédente, il faut ajouter d’autres facteurs qui vont influencer l’électorat juif israélien :
 

Le retour des réservistes

N’ayant pas de politique claire quant à la manière dont cette guerre contre le Hamas doit être conduite, Israël a démobilisé une grande partie des réservistes de la bande de Gaza depuis quelques semaines. Ces soldats (la plupart sont des réservistes) vont s’exprimer dans quelques mois une fois les opérations terminées. Leurs témoignages auront un impact sur une partie du corps électoral.
 

L’antisémitisme dans le monde

Les citoyens israéliens sont très soucieux de ce qui se passe dans le monde à ce sujet. Les informations relatives à une augmentation impressionnante d’actes antisémites aux États-Unis, au Canada, et en Europe influent sur le sentiment ô combien présent du « seul contre tous ».
 

La communication gouvernementale et l’opinion publique

Il n’y a aucun signe de compassion envers les populations gazaouies sous les bombes ou celles de Cisjordanie victimes des colons ou des habitants de Jérusalem-Est. Toute la communication est centrée sur les otages, la barbarie du 7 octobre et le soutien aux soldats ; un déni savamment entretenu.

Si la presse demeure libre, la communication autour des bombardements à Gaza et des exactions commises dans les territoires est soigneusement contrôlée. À moins d’avoir une sensibilité particulière, le citoyen ne sait pas et ne veut pas savoir ce qui s’y passe, obnubilé par le sort des otages, la mort des soldats et l’absence des réservistes.

Quant aux Arabes israéliens, la méfiance à leur encontre grandit dans la population juive.

Pour ce qui est du jour d’après, entre les invectives des suprémacistes exigeant la recolonisation de Gaza et le transfert des Palestiniens et la volonté d’éradiquer le Hamas, aucune sortie de crise sérieuse n’est proposée.

Ce flou orchestré est aussi un moyen de communiquer et de maintenir la population sous pression en laissant le gouvernement poursuivre sa funeste tâche notamment à Gaza.

Quelques hauts gradés eux-mêmes dénoncent l’absence de résultats au regard des objectifs déclarés d’éradication du Hamas et des possibilités de sécuriser cet espace sur un moyen terme.
 

L’impact du jugement de la Cour internationale de justice (CIJ)

Une seule réaction tangible a été recensée ces derniers jours au jugement de la CIJ : l’expulsion programmée de la Knesset d’un député de la gauche laïque ( Hadash), Ofer Cassif, pour cause de dénonciation de génocide à Gaza et de soutien à la plainte de l’Afrique du Sud contre Israël.
Cette décision définitive, attendue dans quelques semaines, n’a provoqué que peu de réactions au sein de la société civile et c’est un signe révélateur du sentiment général envers les horreurs subies par les Palestiniens de Gaza.
 
Une autre voix commence à se faire entendre y compris dans la rue et les médias, mais si le temps du bilan approche, celui du changement reste incertain pour les raisons évoquées précédemment.
 
Il est communément admis que sans l’intervention de la communauté internationale et de celle des États-Unis en particulier, il n’y aura pas d’évolution positive en Israël-Palestine.
 

Une intervention extérieure

La possibilité d’un accord entre l’Arabie saoudite, Israël et les États-Unis intégrant un volet « palestinien » important comme la reconnaissance d’un état, le financement de la reconstruction de Gaza, l’arrêt de la colonisation et la fin de l’occupation suivant des modalités à déterminer est une perspective qui pourrait obtenir l’approbation d’une fraction importante de la société israélienne.
Pour ce faire, il faudrait que le gouvernement actuel soit remplacé par un cabinet dégagé de ses composantes extrémistes, mais il s’agit aujourd’hui d’une projection optimiste.
 
 
Pour le moment, les drapeaux noirs flottent sur une société civile israélienne plus fragmentée que jamais. Les conséquences du cessez-le-feu en devenir, la libération des otages, l’approche du mois du ramadan et la fin des hostilités apporteront leur cohorte de violences.
 
À moins que les parrains états-uniens décident vraiment de taper du poing sur la table. Leur présence au côté d’Israël ces derniers mois a démontré leur importance dans un contexte régional au bord de l’explosion. Mais Le temps presse ; les élections présidentielles de novembre aux États-Unis laissent une fenêtre de quelques mois pour implanter une solution qui pourrait surprendre.  

Rédacteur :
Jean-Jacques GRUNSPAN